En tant qu’avocat, accompagner un enfant est toujours une mission de taille, inversement proportionnée à celle de son client. Assister un enfant victime (de violences, d’abus sexuels) est lourd de conséquences. L’enfant, qui a subi un traumatisme, est sur un chemin de reconstruction et tout intervenant, sur ce parcours douloureux et difficile, a un impact certain.
« On touche pas aux enfants ! Un enfant c’est sacré ! » s’exclamait récemment un témoin dans une affaire lors de laquelle j’étais amenée à défendre une petite fille victime d’une tentative de viol.
L’atteinte à un enfant suscite un émoi toujours très vif. L’actualité ne cesse d’ailleurs de nous le montrer : chaque semaine apporte un fait divers qui choque les esprits, en atteste la photo de cet enfant syrien de trois ans retrouvé mort sur une plage de Turquie, qui a créé un électrochoc en Europe et dans le monde, ou récemment cet enfant séquestré pendant trois ans par son père. Ce qui est déjà terrible pour des adultes devient insoutenable lorsqu’il s’agit d’un enfant.
Pourtant, des enfants sont victimes. Comme toute personne, ils ont la possibilité d’être défendus, d’être assistés par un avocat (ce qui est même obligatoire dans certains cas), de porter plainte par l’intermédiaire de leurs représentants légaux, leurs parents, ou, lorsque les faits sont d’origine intrafamiliale, d’être représentés par un administrateur ad hoc. Toutefois, alors qu’un délit ou un crime a été commis à l’encontre d’un enfant, les poursuites ne sont pas toujours engagées faute pour les autorités d’en avoir connaissance.
Paradoxalement, en matière d’agressions sexuelles et de viol, la voie judiciaire n’est en effet pas celle qui semble la plus évidente à ceux dont les enfants subissent ce genre d’épreuves (je ne parle évidemment pas des situations dans lesquelles ce sont les parents eux-mêmes qui maltraitent leurs enfants et qui, de fait, font en sorte de ne pouvoir donner lieu à aucune poursuite). Porter plainte, susciter le scandale, briser des familles, déclencher des poursuites, témoigner, déposer devant les gendarmes ou la police, devant des juges, etc…, autant de traumatismes supplémentaires à faire subir à l’enfant, semble-t-il.
Ces arguments, qui paraissent raisonnables et sensés, valent-ils pour assurer véritablement l’intérêt de l’enfant et de la société toute entière ?
Lorsque des parents découvrent que leur enfant a été victime d’agressions sexuelles ou de viol, la foudre s’abat à leurs pieds. C’est un moment terrible. Ils souffrent pour leur enfant et se reprochent de ne pas avoir su mieux le protéger. Bien souvent, l’auteur n’est pas bien loin : un oncle, un ami, un cousin, un grand-père, un voisin… C’est la déroute : que faire ? Certains ont le réflexe immédiat d’aller toquer à la porte du commissariat de police. Lorsque les révélations surviennent peu après les faits, c’est en effet le réflexe immédiat à avoir, tout comme celui de faire réaliser des constatations médico-légales sur l’enfant, qui permettront peut-être de retrouver des traces d’ADN de l’agresseur (si la toilette de l’enfant n’a pas été effectuée depuis les faits) ou des traces de traumatisme.
Mais d’autres sont paralysés, surtout lorsque l’auteur présumé des faits est un parent proche : la révélation de ses agissements ne manquera pas de faire éclater la famille. Alors, on prend des mesures que l’on estime « radicales » : coupure totale des liens avec cette personne ou cette partie de la famille. D’autres encore sont pris dans le rouleau compresseur des événements et l’engrenage des jours qui succèdent aux jours : ils laissent passer le temps sans prendre le temps, justement, de réagir. On en parle avec l’enfant, on en parle à quelques-uns de confiance, et puis finalement, les choses rentrent dans l’ordre tant bien que mal. Enfin, dans bien des cas, des parents ne feront rien car n’en sauront rien : l’enfant victime, systématiquement enfermé dans la loi du silence, se sentant sali et souillé, ne dira rien. Il peut manifester certains signes, qu’il faut savoir décrypter et reconnaître.
L’absence de saisine de la justice, compréhensible dans l’immédiat, peut se révéler désastreuse dans l’avenir.
Même si l’appréciation de ces situations est infiniment délicate, il convient de rappeler l’importance que revêt pour une petite victime le fait de dire ce qu’elle a subi, le fait que la personne auteur des faits dénoncés soit jugée.
En définitive, lorsque l’auteur de faits graves n’est pas dénoncé, le statut de victime de l’agressé n’est pas reconnu. On le dit en interne mais aucune voie officielle n’aura posé des mots sur les maux. Or, il est important que l’enfant voit qu’il n’est pas responsable de ce qui lui est arrivé car dans ce type d’affaires c’est systématiquement le ressort de la culpabilité et celui du chantage affectif qui est activé par l’auteur : « c’est toi, enfant, qui m’a séduit ; c’est parce que tu n’as pas été sage ; toi tu comprends, les autres ne comprendraient pas, ne leur dis rien ; ne dis rien, sinon je ferai mal aussi à ton frère (ou à ta mère, ta sœur, etc…) ». Même si les parents de l’enfant victime ont pris en compte avec affection et compréhension la souffrance de ce qu’il a vécu, ce n’est pas suffisant pour permettre une réelle reconstruction. En outre, et surtout, si les parents prennent les mesures de sécurité qui s’imposent à l’égard de leur enfant, il tout à fait possible que l’auteur, lui, en toute tranquillité, s’en prenne à un autre enfant. Et le scénario infernal sera rejoué.
Ne pas faire valoir ses droits en justice, c’est comme y renoncer. C’est comme s’ils n’existaient pas. L’enfant qui subit en silence sans reconnaissance de ce qu’il a subi, c’est l’adulte brisé de demain.
Ainsi, il est très important que toute victime puisse se libérer de la loi du silence qui lui a été imposée. Elle doit le faire pour elle, mais aussi pour les autres. Les parents d’enfants victimes et l’enfant devenu adulte ne doivent pas l’oublier.
Bien entendu, au cœur de ce type d’affaires, réside la problématique de la parole de l’enfant. Quelle valeur lui accorder ? Lorsque des preuves scientifiques viennent la corroborer, il n’y a pas de difficulté, mais lorsque de telles preuves font défaut, l’affaire se complique. La parole de l’enfant est une question en elle-même qui suscite de nombreuses études, colloques, conférences, formation. Elle ne fait pas l’objet de cet article car mérite à elle seule des développements. En tout état de cause, elle a sa place au sein de la Justice et elle ne peut être négligée.