Extraits du commentaire paru à la revue de droit de l’immatériel décembre 2015.
CA Paris, pôle 5, ch. 1, 13 oct. 2015, n°14/08900, RLDI décembre 2015, n°3868, comm. A. le Gouvello
Avec l’aimable autorisation des éditions LAMY (Wolters Kluwer France)
Ainsi qu’en témoigne le présent arrêt de la Cour d’Appel de Paris, concilier le droit au respect d’une œuvre et la liberté de création artistique est chose délicate. Le présent commentaire n’en prend que plus de relief.
Droit au respect d’une œuvre et liberté de création artistique ne vont pas toujours de pair. En témoigne cet arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 13 octobre 2015 (RG n°14/08900) qui avait à statuer sur la délicate question de la dénaturation d’un opéra par l’un de ses metteurs en scène. Il s’agissait de l’opéra de Francis Poulenc, « le dialogue des carmélites », créé en 1957, tiré d’un ouvrage de Georges Bernanos, « dialogues des carmélites », écrit pour une adaptation au cinéma de La Dernière à l’échafaud de Gertrud Von Le Fort, roman lui-même inspiré de l’histoire véridique des carmélites de Compiègne guillotinées à Paris sur la place du Trône, le 17 juillet 1794.
L’histoire met en scène une jeune fille, prénommée Blanche, qui décide d’entrer au couvent mais y endure des périodes de doutes et d’angoisses. Les carmélites, confrontées à la tourmente de la Révolution française qui supprime les ordres religieux, finissent par être conduites à l’échafaud où la jeune novice les y rejoint et meurt guillotinée avec elles. C’est cette dernière scène de l’acte III qui suscita particulièrement des difficultés et conduisit les héritiers et ayant-droits de Francis Poulenc ainsi que de Georges Bernanos à assigner le metteur en scène, Monsieur Dimitri Tcherniakov, l’établissement public Opéra de Munich et les sociétés de production du vidéogramme (DVD et Blu-ray) du spectacle. La mise en scène élaborée par Monsieur Tcherniakov s’émancipait du contexte historique pour placer les faits dans un monde contemporain figurant un sauvetage des religieuses, enfermées dans une baraque, par la jeune Blanche qui les fait sortir à demi-asphyxiées puis y retourne s’y enfermer avant qu’elle n’explose.
Les demandeurs ont alors fait valoir que cette mise en scène transformait profondément la fin de l’œuvre et la dénaturait. Par jugement du 13 mars 2014, le Tribunal de Grande Instance de Paris a considéré que la mise en scène de Dimitri Tcherniakov ne réalisait pas une dénaturation des œuvres de Georges Bernanos et de Francis Poulenc. Les demandeurs en relevèrent appel. La Cour, par une motivation détaillée et approfondie, infirme le jugement, estimant que cette mise en scène finale, « loin de se borner à une interprétation des œuvres de Bernanos et de Poulenc, les modifie dans une étape essentielle qui leur donne toute leur signification et, partant, en dénature l’esprit ».
Le monde de la culture et de la musique a très largement critiqué cette décision dénonçant « un frein à la liberté d’interprétation, [un] risque de figer l’opéra contemporain, qui a déjà bien à faire pour ne pas rimer avec ennui… » (France Culture, Antoine Guillot, 22 octobre 2015)[1], une décision « grave pour la liberté d’expression des créateurs d’aujourd’hui » (France musique, 26 octobre 2015)[2], une justice qui « muselle la création » et qui « signifierait tout bonnement la fin de la liberté des interprètes en matière musicale et théâtrale » (le Figaro, 19 octobre 2015)[3]. Les commentateurs et critiques se sont ainsi unanimement placés sur le terrain de la liberté de création qui paraîtrait désormais incompatible avec le droit moral et notamment l’une de ses composantes, le droit au respect de l’œuvre visé à l’article L. 212-1 du code de la propriété intellectuelle. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris signe-t-il la fin de la liberté de la création ? L’analyse juridique et la jurisprudence relative au droit au respect de l’œuvre permettent d’en douter, cet arrêt ne présentant pas de revirement quelconque mais s’inscrivant dans l’application classique du droit au respect de l’œuvre. Toutefois la particularité de l’opéra y ajoute un aspect spécifique.
- L’opéra constitue en effet un laboratoire d’observation des droits d’auteur particulièrement intéressant. La réalisation d’un opéra suppose l’intervention de plusieurs artistes : compositeur, auteur du livret (qui peut lui-même être adapté d’une œuvre première d’un autre auteur), auteur des décors, metteur en scène, auteur des costumes… Plusieurs interprètes s’y rencontrent également : chef d’orchestre, musiciens, chanteurs, parfois danseurs… Malgré la multiplicité de ces titulaires de droits, aucun régime propre à une telle œuvre n’a été imaginé par le législateur, contrairement à l’œuvre audiovisuelle par exemple. Il s’en suit un « empilement de droits » qui nécessite immanquablement une articulation des prérogatives entre les différents titulaires de droits. Les œuvres lyriques ont ainsi donné lieu à une jurisprudence conséquente. L’opéra pourrait d’ailleurs en susciter d’avantage mais la confidentialité de telles œuvres, peu prisées du grand public, et la rareté de la création contemporaine en ce domaine, restreignent sans doute le nombre d’affaires. Notons en outre que le « dialogue des carmélites », œuvre littéraire, s’était déjà illustré par plusieurs décisions judiciaires, notamment en raison de la difficulté dans l’exercice des droits par les multiples auteurs et leurs héritiers sur cette même œuvre[4].
La concurrence des droits d’auteur sur une même œuvre crée immanquablement des difficultés. Avant même de tenter d’articuler ces droits entre eux, il est nécessaire de définir les personnes pouvant prétendre à la qualité d’auteur au regard de leur apport créatif. Si la musique et les textes laissaient subsister peu de doutes, l’occasion a été donnée en revanche de préciser que les costumes ouvraient droit à la protection du droit d’auteur [5] ; qu’il en était de même pour les décors[6]. Après avoir semblé ouvrir la voie du droit d’auteur au chef d’orchestre[7], la jurisprudence a écarté cette possibilité[8] tout comme aux musiciens interprètes[9], bien que leur prestation implique un « supplément d’âme »[10]. Chef d’orchestre et musiciens bénéficient donc de la protection des droits voisins institués par la loi du 3 juillet 1985. Considérant que le chef d’orchestre est au compositeur ce que le metteur en scène est au dramaturge, on eût pu imaginer un alignement de la solution pour les mises en scène de spectacles vivants. Des auteurs ont adopté une telle position, à l’instar de Desbois qui écarte la protection du droit d’auteur et observe que les metteurs en scène « concourent à l’interprétation, non à la création de l’œuvre »[11]. La définition de l’artiste interprète prévue à l’article L 212-1 semble en effet pouvoir accueillir le metteur en scène dès lors que l’artiste interprète est également celui qui « exécute de toute autre manière une œuvre littéraire ou artistique ». « La logique voudrait qu’on distingue entre les mises en scène (voire les interprétations stricto sensu) constituant en tant que telles des œuvres de l’esprit et celles investies seulement d’un droit voisin » mais on voit d’emblée les difficultés pratiques d’une pareille démarche[12]. En tout état de cause, la jurisprudence a tranché en faveur du droit d’auteur et a encore eu l’occasion d’affirmer sa position en ce sens[13]. Le metteur en scène apparaît donc juridiquement non comme un simple interprète d’un opéra mais comme un auteur à part entière. A cet égard, l’indignation suscitée par la présente décision quant aux limites imposée à la libre interprétation comporte une erreur de terminologie : le metteur en scène n’est pas un interprète. Cela étant, un revirement de jurisprudence n’est pas à exclure sur cette question, la frontière n’étant pas étanche. En tout état de cause, l’une ou l’autre de ces qualifications ne lui octroie pas une plus grande liberté dans l’accomplissement de sa mission : l’interprète et l’auteur restent soumis aux dispositions applicables en matière de propriété littéraire et artistique, et notamment ont l’obligation, comme tout un chacun, de respecter les droits des autres auteurs sur leurs œuvres.
Suite de l’article dans la revue Lamy droit de l’immatériel 2015/121, n°3868
[1] http://www.franceculture.fr/emission-revue-de-presse-culturelle-d-antoine-guillot-pas-de-dialogue-pour-les-carmelites-2015-10-22
[2] http://www.francemusique.fr/emission/le-dossier-du-jour/2015-2016/mise-en-scene-des-dialogues-des-carmelites-condamnee-une-atteinte-la-liberte-de-creation
[3] http://www.lefigaro.fr/musique/2015/10/19/03006-20151019ARTFIG00276-quand-la-justice-muselle-la-creation.php
[4] Cass. 1re civ., 22 nov. 1966 : Bull. Civ. I, n°518; JCP G 1968, II, 15331, note Plaisant; D. 1967, 485, note Desbois ; CA Paris, 1re ch., 31 mai 1988 : RIDA 1/1989, p. 188 ; Cass. 1re civ., 03 juil. 1990, n° 89-11246 ; Cass. 1re civ., 12 déc. 2000 : RIDA 2/2001, p. 337) ;
[5] CA Paris, 1re ch. 11 mai 1965, Salvator Dali : D. 1967, p.555 Françon, pourvoi rejeté par Cass. 1re civ., 5 mars 1968 : D. 1968, p.382
[6] Cass. 1re civ., 5 mars 1968, précit. ; Cass. 1re civ., 29 nov. 2005, n°01-17034
[7] Cass. 1re civ., 4 janv. 1964, Furtwängler : D. 1964, p. 321, note Pluyette; JCP G 1964, II, 13712; “le droit de l’artiste sur l’œuvre que constitue son interprétation »
[8] TGI Paris, 10 janv. 1990, Rostropovitvh : D. 1991, 206, note Edelman : l’artiste interprète – chef d’orchestre- n’a pas qualité d’auteur mais est seulement titulaire de « droits voisins »
[9] Cass. 1re civ., 15 mars 1977, SPEDIDAME, JCP G 1979, II, 19153, note Plaisant
[10] A et HJ Lucas, Traité de la Propriété Littéraire et Artistique, Lexisnexis, 4ème éd., n°56
[11] H. Desbois, le droit d’auteur en France, Dalloz 3ème éd., 1978, n°184
[12] A et HJ Lucas, préc., n°1137
[13] Paris, pôle 5 ch. 1, 16 oct. 2013, RG n° 12/08871, Jurisdata n°2012-023724